Le premier appel publié dans le quotidien Libération du 16 avril 2004
Après des mois de procédures, de pression médiatique, et l’accord formel de la commission consultative sur le secret défense, la ministre de la Défense, Michelle Alliot-Marie a fini par consentir à lever le "secret défense" sur des documents requis par la justice française pour éclairer la mort du juge Borrel, assassiné en 1995, à Djibouti.
Nous assistons là, une fois de trop, à l’ineffable culte de l'administration française pour l'opacité, et le secret.
Imaginons maintenant qu’il existe sur le site web du ministère des affaires étrangères, un formulaire électronique qui permette à n’importe quel citoyen, après une période de latence à définir, de demander des documents sur n'importe quelles opérations.
Turquoise, par exemple, pour y voir plus clair sur l’intervention française pendant le génocide au Rwanda : les notes DGSE, les minutes des réunions conduites par Alain Juppé et le timing des décisions.
Nous vivons en France, pays où l’on a mis au placard en 1997 deux documentalistes des archives nationales parce qu’ils avaient eu le malheur de prendre au sérieux des engagements publics de transparence du premier ministre Jospin et de dévoiler la liste des algériens tués par la police du préfet Papon le 17 octobre 1961.
Faut-il se résigner à ce que le devoir de réserve des fonctionnaires reste pour toujours la version française d’une omerta légale ? Est-il réaliste de vouloir questionner le secret d’état, secret défense et secret judiciaire ? Est-il raisonnable de penser qu’il pourrait en être autrement ?
Par cette demande que nous formulons aujourd’hui, et qui, pour beaucoup, va paraître idéaliste, nous répondons oui. Oui, pour une démocratie plus saine, il est possible de faire autrement.
Aux Etats-Unis, et dans les pays scandinaves, la transparence fait loi, et le secret exception. Une procédure d’accès à l’information existe. Elle porte le joli nom de « Freedom of Information Act ». Loi de liberté de l’information. Elle oblige toute administration, même la plus sensible, à fournir au public l’accès aux documents, sous réserves de neuf exceptions qui devront être correctement motivées. Les administrations, le FBI, la CIA, se réservent ainsi le droit de censurer les informations considérées comme préjudiciables à la sécurité nationale.
Nous pourrions aisément imiter ici nos amis américains. Aux Etats-Unis, le Freedom of Information Act a été adopté dans la foulée du mouvement pour les droits civiques, en 1966. Chaque année, cette procédure permet à deux millions de citoyens d’avoir accès à de l’information « classifiée».
En 2002, les FOIA ont permis la publication de 6000 articles, enquêtes et reportages. Un site lié à l’université de Georgetown, le National Security Archive, est entièrement dédié à la déclassification de documents.
Grâce à cette loi, les citoyens américains ont pu apprendre que le coup d’état au Chili avait été prémédité par les autorités américaines avant même l’élection de Salvador Allende. Ils ont découvert l'implication des Américains dans le plan Condor en Amérique Latine (document ci-contre), que Kissinger avait donné son feu vert aux indonésiens pour l’invasion du Timor oriental, puis qu’il avait couvert le génocide...
Les transcriptions des réunions, les câbles d’ambassades, les notes manuscrites ont été scannés, ils sont accessibles à tous. Sur le Net.
En France, nous sommes aujourd’hui loin de ce dispositif. Il peut sembler naïf de s’attaquer à notre tradition d’opacité étatique. D’autant que des voix « autorisées », y compris parmi les journalistes ou les commentateurs, s’élèvent régulièrement pour hurler à l’excès de transparence.
Nous sommes au contraire convaincus que la fermeture de l’accès aux sources d’informations livre encore plus les journalistes aux manipulateurs. Il nous paraît urgent d’établir des règles du jeu plus ouvertes.
En France, une loi votée en 1978 permet théoriquement l’accès aux documents administratifs. En réalité, elle est inutilisable et inutilisée.
Tous les documents administratifs sensibles sont systématiquement classés confidentiel défense. Et dès qu’un document mentionne une identité, il est rendu inaccessible.
Des frégates de Taïwan à la formation par l’armée française des escadrons de la mort latino-américains, le pouvoir oppose trop systématiquement le secret, défense ou autres, sans autre justification.
Nous pensons qu’en matière d’information, aligner le droit français sur le droit américain et scandinave irait dans le sens d’une plus grande modernité démocratique. En cette époque de défiance vis-à-vis du politique, les signataires de cet appel jugent primordial d’offrir enfin, en France, un mécanisme de contre-pouvoir citoyen, visant à un accès plus libre à l’information.
Appel publié dans le quotidien Libération du 16 avril 2004